Mise à jour : Dimitri Yachvili
19/08/2021Votre père Michel a commencé sa carrière internationale (15 sélections) contre l’Angleterre, en 1968. Votre enfance a-t- elle été bercée par cette rivalité ?
Non, pas vraiment. Mon père nous parlait surtout des Gallois. La rivalité n’a grandi qu’à la fin des années 80, à une époque où les deux équipes n’étaient pas au mieux. Le mot Crunch n’est apparu qu’à ce moment-là. Que ce soit le « Good game » de 1991 ou l’essai du siècle de Philippe Saint-André, ce sont toujours des matches particuliers.
Votre premier Crunch arrive à votre 7e cape, en pleine préparation pour la Coupe du monde 2003. Peu de joueurs ont dû marquer des points ce jour-là (14-45) ?
Le contexte de ce match est très particulier. Bernard Laporte aligne l’équipe-type lors du premier Test à Marseille une semaine plus tôt (17-16) et l’équipe B à Twickenham. Les Anglais font, eux, l’inverse. On est surclassés, physiquement surtout. Ce match n’a pas de conséquence sur la hiérarchie déjà établie : Fabien [Galthié] est le capitaine et titulaire indiscutable, Fred Michalak peut aussi couvrir le poste.
Comment vivez-vous les retrouvailles avec la Rose en demi-finale de Coupe du monde à Sydney (7-24) ?
Je le vis mal, et en tribunes. C’est un match difficile où on prend l’eau de toutes parts, au sens propre comme au figuré. Leurs avants nous font mal, Jonny Wilkinson joue dans un fauteuil. Il a une réussite déconcertante ce jour-là, en passant notamment trois drops. La marche est un peu trop haute face aux futurs champions du monde.
À titre personnel, que retenez-vous de ce voyage en Australie ?
Je joue deux matches face aux États-Unis (41-14) et la petite finale face aux Blacks (13-40). À 23 ans, c’est une super expérience après seulement une saison à Gloucester et un an et demi à Biarritz. Faire une Coupe du monde à cet âge-là, ce n’était pas dans mes plans et je me suis régalé.
Quatre mois plus tard, vous êtes propulsé titulaire au cœur du Tournoi…
Quand Fabien arrête sa carrière à l’issue de la Coupe du monde, la place est ouverte à la concurrence. Jean-Baptiste Élissalde est titulaire en début de Tournoi, mais il se blesse au troisième match au pays de Galles. Je rentre, on gagne à Cardiff (29-22). On déroule ensuite en Écosse (31-0) pour s’offrir une finale contre l’Angleterre au Stade de France.
Comment abordez-vous ce choc ?
Dans la peau d’un titulaire, même si Pierre Mignoni a plus de bouteille. Je prends aussi l’initiative du tir au but, ce qui rajoute une certaine pression. Ça me permet aussi d’être plus concentré. Dès le coup de sifflet final à Murrayfield, on s’est projetés sur les Anglais. On passe une semaine très studieuse, avec beaucoup de concentration, de précision, de peur et d’excitation. Chaque jour, on sent la pression monter un peu plus. La veille du match, Bernard Laporte a su trouver les bons mots pour la faire monte encore un peu plus. C’était électrique.
L’attente du coup d’envoi est-elle longue ?
C’est le premier match de l’histoire du Tournoi en prime time. L’après-midi, impossible de fermer l’œil. Dans la chambre aux rideaux tirés, je vois des Anglais partout ! Ça me fait un peu peur de manquer cette sieste. Avec Imanol, on parle de prendre cette revanche sur eux. Sur nous aussi. Il y a aussi la crainte d’affronter les champions du monde. Une fois au stade, tout va très vite. Ce genre de match passe à une vitesse incroyable. Le coup d’envoi est donné, tu lèves la tête et on est à deux minutes de la pause !
C’est un premier acte de rêve pour les Bleus (21-3) en général et pour vous en particulier (16 points), dont un essai et une passe décisive pour Harinordoquy…
On avait prévu cette combinaison. On avait un nom de code mais je crois que je ne l’ai même pas annoncé. Je reçois le ballon, je vois l’espace disponible. L’exécution doit se faire vite car Jason Robinson arrive sur le deuxième rideau. Je vois Imanol qui attend bizarrement le rebond. La balle lui arrive heureusement dans les mains.
Cette offrande vous aide-t-elle à vous libérer ?
Quand ce genre de geste réussit, le niveau de confiance augmente. On est plus à l’aise, plus en confiance, on a moins peur. C’est le genre de match rare où tu sens que tout ce que tu entreprends va se bonifier avant même que tu l’entreprennes. Ce bon rebond pour Imanol, un adversaire qui tombe… Les planètes sont alignées.
S’enfuir sur le petit côté sur votre essai était-il aussi imaginé en amont ?
Absolument pas. Le ballon revient dans notre camp sur un renvoi, près de la ligne de touche. Je pars petit côté à l’aveugle, à l’instinct. J’entends Serge Betsen qui hurle « T’es passé, t’es passé ! » et je vois un défenseur [Josh Lewsey] arriver sur le côté. Je tape à suivre sans savoir ce qu’il y a derrière, comme un grand pont au foot. Le ballon roule mais juste ce qu’il faut, je bénéficie encore d’un bon rebond. Quand il roule, je dis presque au ballon qu’il est temps de se lever ! Et j’aplatis.
21-3 à la pause face aux champions du monde. Le vestiaire est-il en ébullition ?
On n’est pas si sereins. On est en confiance, mais on sait qu’ils ne lâcheront rien jusqu’à la 80e. Ils reviennent d’ailleurs. On reste néanmoins concentrés et solidaires jusqu’au bout.
Avez-vous eu peur en fin de match en les voyant revenir si près (24-21) ?
On sent quand même le vent du boulet avec l’essai de Lewsey à cinq minutes de la fin. Ils en ont encore sous le capot et on sait qu’ils sont capables de tout. On se remotive, on ne lâche rien, admirablement soutenus par le public particulièrement chaud. Le coup de sifflet final est un énorme soulagement. C’est mon premier titre, le même que mon père 36 ans plus tôt…
La fin du Tournoi est-il le début d’une belle fête ?
Ça a été solide (rires). On est allés rue Prin- cesse, on est rentrés au petit matin. On a fêté ça dignement, à l’image du match : une première mi-temps de grande qualité avant de s’effondrer peu à peu (rires).
Vous inscrivez 19 points lors de ce Crunch, votre record en Bleu. Est-ce votre match référence ?
Oui, d’autant que le 19, c’est mon chiffre : je suis né un 19 [septembre 1980], dans le département 19 [Corrèze]. C’est le vrai lancement de ma carrière internationale mais c’est aussi une grosse pression à gérer derrière. Il fallait une remise en question immédiate pour maintenir ce niveau-là.
Vous avez souvent réalisé de grands matches face aux Anglais. Comment l’analysez-vous ?
J’aimais bien les jouer mais j’étais aussi motivé face aux Blacks ou aux Italiens ! Ça s’est juste goupillé comme ça. On a enchaîné trois victoires face à eux où j’ai eu la chance d’être titulaire et d’avoir de la réussite.
Dans votre carrière en Bleu, vous avez été 35 fois titulaire en 61 sélections mais 7 fois sur 8 contre l’Angleterre… Grâce à ce match ?
Même les entraîneurs sont superstitieux ! Parfois, des joueurs sont choisis en fonction de l’adversaire. Moi, c’était les Anglais. Mais ça m’agaçait un peu pendant ma carrière qu’on me dise que j’étais l’homme des Crunchs. Je ne performais pas que face à eux ! C’était honorifique parce qu’ils étaient champions du monde. Et c’était agréable quand même.
Que ressentez-vous aujourd’hui avant un Crunch ?
C’est toujours agréable de croiser des consultants contre lesquels j’ai joué. On se voyait furtivement lors des banquets d’après-match. Là, on prend le temps de se parler, c’est toujours très cordial. En arrivant à Twickenham pour la finale de la Coupe d ‘automne, je me suis dit que c’était quand même bizarre d’aller au stade sans la boule au ventre.
L’Angleterre est-elle devenue votre meilleure ennemie ?
J’ai en tout cas un rapport particulier, sûre- ment grâce à cette saison à Gloucester au tout début de ma carrière [2001-2002]. En 2004, on affronte mes anciens coéquipiers Phil Vickery et Trevor Woodman. Je ne suis pas dans le « Sorry, good game ». J’ai trop de respect pour eux. Cette année là-bas m’a aidé à comprendre leur mentalité. Ils m’ont apporté ce dont j’avais besoin. Les demis de mêlée faisaient 200 passes tous les jours, qu’ils aient 20 ans ou 100 capes. Chaque joueur abattait un travail individuel avec plus d’intensité qu’en France. J’ai maintenu tout ça ensuite avec Biarritz.